Le juge-pénitent d’Albert Camus pratique la chute. Il raconte le péché originel à la manière des cyniques et des manichéens de la post-modernité. Son jardin d’Eden n’était que vanité. Lorsqu’il le quitte, il lui faut affronter la réalité du monde : les hommes ne peuvent trouver le bonheur qu’en s’efforçant de ne pas trop se soucier des autres. Le premier des mythes est ainsi revisité. Le paradis n’est qu’un mensonge. Notre commerce sur terre se résume au jugement permanent que chacun porte sur autrui. Tous coupables ! Le Christ lui-même a senti peser sur ses épaules le poids du massacre des saints Innocents ! C’est pour expier qu’il a accepté le supplice de la croix. Cette vision sordide de la passion rejoint la mécanique du crime contre l’humanité qui se met en mouvement lorsque le bourreau parvient à convaincre sa victime qu’elle est la cause de son propre sort. De la même manière, Jean-Baptiste Clamence fait endosser le crime d’Hérode à celui qui a choisi, au péril de sa vie, de chasser les marchands du Temple, ou encore de confondre les Pharisiens. Il réunit aussi sous une même sentence le « criminel de nature » et le « criminel de circonstance ». En dépit du christianisme, en l’absence de la moindre innocence, nous ne serions donc qu’animés par le seul désir d’échapper au jugement qui nous guette constamment ; mus par le souci de briller et de paraître irréprochables. Il importerait donc de contraindre chaque habitant de nos cités effondrées à reconnaître sa responsabilité. Ce serait là le seul moyen de justifier la condition humaine, de corriger notre nature criminelle.
La philosophie augustinienne a, depuis très longtemps, relevé le caractère spécieux d’un tel raisonnement. Car un « criminel de nature », d’une part, n’existe pas. Toute action, d’autre part, individuelle ou collective, est certes toujours le fruit d’un concours de circonstances, mais nul, toutefois, n’est fatalement obligé de l’entreprendre. Tout homme, en raison de l’alternative qui lui est offerte, ne peut être accusé, par principe, d’hypocrisie, ni de vouloir systématiquement excuser ses dérives inévitables.
Le problème, tout à fait banal du juge-pénitent, c’est qu’il n’envisage l’humanité que comme un agrégat décevant d’individualités faillibles et corruptibles. Comme il a depuis bien longtemps choisi d’ignorer les ressorts intemporels de l’âme, il ne peut que se complaire de sa propre décadence et l’ériger orgueilleusement en miroir de la médiocrité ordinaire. « Pour cesser d’être douteux, il faut cesser d’être, tout bellement », assène-t-il sans contradiction. On peut aussi, conclut-il, et dans la même intention, s’accuser publiquement afin de gagner le droit de juger son prochain. Il se trompe pourtant en croyant que déclamer les fautes des uns éclaire, à l’identique, les égarements des autres. Pour cesser de souffrir de ses imperfections, il suffit d’être honnête, tout simplement. L’honnêteté, au sens antique du terme, protège contre la tentation de revendiquer sans cesse l’irresponsabilité. L’honnête homme sait qu’il a le choix. Il ne s’abrite ni derrière sa prétendue nature, ni derrière les circonstances. Il décide de suivre la voie du bien en découvrant le sens du service. L’honneur des anciens, en effet, procède de l’accomplissement que l’on mérite en assumant la fonction qui profite à l’ensemble de la communauté. Mais gagner ainsi son salut en privilégiant la solution de l’altérité nécessite de ne pas seulement s’écouter parler en confession. Une sourde logorrhée, quoique brillante, lorsqu’elle est portée par la plus stricte ignorance de l’histoire et des idées, conduit sans détour à généraliser le désespoir. Au-delà du discours, il importe donc de revenir à la matière, à la science, à l’exploration de la conscience. Il n’est pas trop tard. Pour quiconque. Il ne sera jamais trop tard, heureusement, pour découvrir l’immense étendue des créations de l’esprit humain, invariablement conçues par le concours éternel de la vérité et de l’erreur.
Guerric MEYLAN
Laboratoire Droit & Sociétés Religieuses